CONTROVERSE 3 – DÉCONSTRUCTION DE LA CHAÎNE DE VALEUR FILIÈRE SPORT FOOTBALL par Guy Bulit

CONTROVERSE 3 : LES PARTIES PRENANTES INTERNES ET EXTERNES

5.    PARTIES PRENANTES INTERNES AU CLUB

5.1- Les joueurs salariés

L’analyse des données à notre disposition, peu explicites, nous conduit à plusieurs constats.

Pour la saison 2018/2029, la part des salaires consolidés pour tous les Clubs de Ligue 1 est estimé à 1 388 M€, en croissance de 10% par rapport à la saison précédente et représente 73 % du total des revenus des clubs.

Ce qui signifie que l’ensemble des salaires versés absorbent 128 % de la valeur ajoutée produite par la Club.

La décomposition des salaires par catégories de salariés est plus significative. Le poids des salaires des joueurs professionnels correspond à 73 % de la masse salariale totale, là aussi en dérive de 10 % par rapport à N-1. S’ajoute 3 % de salaire pour les autres joueurs, ce qui porte le poids total des salaires joueurs à 76 %.

Il est à noter que la masse salariale de tout le domaine sportif « joueurs » correspond à 1 036 M€ et absorbe 95 % de la valeur ajoutée créée par les clubs.

Comme en 2017/2018, les 10% des joueurs les mieux payés ont une rémunération supérieure à celle des 90% des joueurs les moins bien payés. En effet, ces 10% de joueurs représentent 54% du total des salaires de joueurs de la Ligue 1.

Bien qu’une moyenne ne soit pas représentative des salaires des joueurs, selon une estimation de 700 joueurs professionnels en Ligue 1, le salaire moyen annuel par joueur s’élève à 1,4 M€ soit près de 120 000 € par mois.

Aucun secteur d’activité ne peut supporter un groupe de salariés, y compris pour joueurs à très forte notoriété d’absorber 76 % du total des revenus et 95 % de la valeur ajoutée.

Un des secteurs d’activité avec lequel nous pouvons établir des correspondances est celui de la production audiovisuelle. Établissons quelques comparaisons.

Ledit secteur d’activité réalise autour de 3 000 M€ de chiffre d’affaires, donc sensiblement plus que celui du football. Au regard de ces recettes, la part des salaires représente 730 M€ environ, soit 25 % du CA produit, et pour une valeur ajoutée de 2 550 M€, les salaires pèsent 40 % de la VA créée. (Étude sur le tissu économique du secteur de la production audiovisuelle – CSA 2017)

La comparaison entre les deux secteurs d’activité, similaires par leurs finalités et par les publics visés, nous permet de mieux comprendre la structure économique des clubs et démontrer en quoi le modèle du football ne peut résister à aucune crise, a fortiori à une pandémie mettant à l’arrêt toutes les activités de spectacles sportifs. 

5.2- Les staffs techniques

L’ensemble des staffs techniques représente 11% de la masse salariale, qui ponctionne 15 % de la valeur ajoutée. Avec une hypothèse de 20 Personnes de staff technique par clubs, le salaire moyen s’élève à 400 000 € par an, soit 33 000 € environ par mois.

Nous pouvons là aussi comparer avec les salaires des ingénieurs par exemple dont le revenu annuel moyen est compris entre 30 et 100 000 €, selon l’âge.

5.3- Les salariés de l’administration

L’ensemble des salariés de l’administration consomment 13 % de la totalité de la masse salariale, soit 17% de la valeur ajoutée.

Peu d’informations sur ces personnels-là, et pour cause me semble-t-il !

J’émets là aussi, l’hypothèse de 250 administratifs par Club de ligue1, ce qui nous amènent à des salaires annuels de 36 000 €, soit 3 000 € mensuels. Sachant que les dirigeants et les cadres perçoivent des salaires nettement supérieurs, cela nous laisse des revenus moyens par employés sur la base du SMIC.

On pourra comprendre le peu de reconnaissance de cette catégorie de salariés, ayant toutes les responsabilités opérationnelles, administratives et commerciales de la production de spectacles sportifs.

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5.4- Les agents

Les honoraires d’agents englobent 5,4 % du total des revenus, pour un montant de 104 M€, en forte dérive de 25 % par rapport à la saison précédente, qui correspond à 10 % de la valeur ajoutée créée.

Selon un rapport de la FIFA rendu public, les commissions touchées par les intermédiaires à l’occasion des transferts internationaux ont augmenté de 19,3 % en 2019, avec une augmentation cumulée depuis de 270 % depuis 2014, soit plus de 50 % en moyenne par an de supplément !

Ces chiffres exigent une régulation et un encadrement que la FIFA promet de mettre en œuvre rapidement.

Finalement, le football, ce n’est pas que du football, mais des joueurs considérés comme des marchandises et des produits financiers. Des marchandises que tous les agents du monde essayent de monnayer le plus cher possible afin de produire un maximum de commissions.

5.5- L’État et les organismes sociaux

Le poids des charges sociales et des impôts représente 17% des revenus totaux, ce qui constitue 30 % de la valeur ajoutée.

La perception par l’État de cette partie de valeur ajoutée correspond à l’ensemble des charges collectées par les Clubs sur la totalité des salaires, dans l’objectif de pourvoir au financement des dépenses de santé, d’accident, de chômage et de retraite des salariés.

De plus, l’Etat et les Régions contribuent au développement des activités sportives et aux investissements requis pour les installations.  

Le corps d’État, par l’effet des subventions, participe aux actions éducatives par l’intermédiaire du sport.

En tant que garant, il permet aussi d’obtenir des prêts garantis qui soulagent les Clubs lors de problèmes de trésorerie conjoncturelle. 

5.6- Les actionnaires et les investisseurs

Les intermédiaires financiers représentent 2,7 % du total des revenus, soit 4,7 % de la valeur ajoutée.

Les actionnaires et investisseurs ne perçoivent aucune valeur créée par le Club. En revanche, par leur abandon de créances sur les comptes courants d’associés, ils apportent aux clubs 1,4 % du total des revenus (2,4 % de la valeur ajoutée).

L’attractivité économique doit devenir un objectif majeur en vue de pouvoir attirer de nouveaux investisseurs. Cela passe par une rentabilité accrue, une maîtrise des risques économiques, une visibilité sur le long terme, fondée sur un projet sportif responsable, sociétal et durable.

5.7- Le Club

Pour les clubs, le montant total d’amortissement se monte à hauteur de 397 M€, soit 21 % du total des revenus.

Si on ajoute le Résultat Net consolidé, on constate une Capacité d’Autofinancement de 271 M€ soit 14 % du total des revenus et 25 % de la valeur ajoutée produite.

Comme dans tout modèle organisationnel, le Club doit devenir le centre des activités vers lequel toutes les décisions seront focalisées. Et ce sont surtout l’image, la notoriété, l’histoire du Club, qui prennent leur place au-dessus de toutes les parties.

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6.    PARTIES PRENANTES EXTERNES AU CLUB

6.1- Les fournisseurs et les prestataires de services

Fournisseurs, équipementiers, agences de sécurité, prestataires de services (médias, marketing, numériques) des clubs de football supportent à leurs risques, l’arrêt des compétitions et les difficultés du secteur. Par manque de prévisibilité et d’anticipation, des PME aux TPE pour la plupart, risquent de disparaître du paysage sportif, de mettre de nombreux emplois en péril, voire perdus dans un écosystème en danger.

L’arrêt définitif de la saison assombrit l’avenir de ces fournisseurs, dont la survie est souvent liée à celle des clubs. Ceux-ci sont les moteurs de l’économie régionale. Environ 30.000 emplois indirects sont concernés par les activités dans le secteur du football professionnel.

Mais au-delà des conséquences sur cet écosystème, je tiens à rappeler que ce secteur d’activité sportif fait aussi et principalement appel à de nombreux vacataires, bénévoles, auto-entrepreneurs et micro-sociétés pour des rémunérations qui sont, soit des compléments de revenus réguliers pour les acteurs concernés, soit du chiffre d’affaires en moins. Cela résulte une perte importante des rémunérations mensuelles des salariés pouvant aller jusqu’à la suppression des emplois.

La situation économique des clubs que nous avons vue jusque-là, augure de décisions opérationnelles à prendre : de l’abandon de projets, en passant par des réductions budgétaires afin de limiter les dépenses et les engagements. S’y agrège aussi le flou relatif au monde amateur qui est un gros pourvoyeur de projets d’installations sportives, engagés par les collectivités territoriales avec les prestations de services associés.

Lorsque l’on prend en compte les répercussions sur la totalité de la chaîne de production liée aux activités sportives, se profile derrière la crise économique, une crise sociale qui impactera en priorité les salariés précaires, les auto-entrepreneurs à activité aléatoire, les TPE et les PME dépendantes du secteur.

Indépendamment des contrecoups dues à la pandémie, je tiens à préciser certains aspects qui représentent des comportements irrationnels, pour ne pas dire de prédation de la part des clubs, fragilisant tout l’écosystème des fournisseurs et des prestataires de services dans ce secteur d’activité.

Par des pratiques datant du siècle passé, l’analyse du montant des dettes auprès de l’ensemble des fournisseurs me laisse interdit. Le montant de la totalité des dettes est à hauteur de 1 228 M€ : ce qui représente plus 1 an de crédit fournisseur ou 375 jours !

À partir de cette observation, je peux en déduire que les Clubs se « font » la trésorerie sur le « dos » des fournisseurs et des prestataires, fragilisant à nouveau ce secteur d’activité.

6.2- Les institutions locales et régionales

Les collectivités locales et régionales aident les clubs en investissant dans des équipements sportifs, en achetant des prestations de services et en subventionnant une partie de la formation, cruciale, pour l’ensemble des clubs. Cette même formation, s’appuyant sur un tissu économique important, constitue une autre source de revenu par les transferts de joueurs formés localement.

On s’en doutait un peu, mais l’organisation de l’Euro 2016 de football ne fut pas rentable pour la France. Le bilan économique et fiscal de cet événement pour l’Hexagone est évalué à 1,3 milliard d’euros, à comparer avec le 1,6 milliard d’investissement pour les stades.

Dans le détail, les retombées économiques pour la France sont statuées à 1,134 milliard d’euros et les rentrées de TVA liées à l’événement à 178 millions, soit 1,312 milliard d’euros. Les coûts de construction ou de rénovation des stades qui accueillirent l’Euro 2016 sont eux quantifiés à 1,639 milliard d’euros.

En réalité, l’opération Euro 2016 été lucrative pour l’UEFA, avec près de 2 milliards d’euros de recettes et 847 millions de résultat net. C’est-à-dire +42,7% par rapport à l’Euro 2012, pour une spectaculaire marge bénéficiaire de 44,2%.

En comparaison, les villes ont dû se contenter au total de 20 millions d’euros, destinés à être investis dans des équipements pour le sport amateur, alors que leurs charges nettes sont évaluées à 51 millions €. La FFF a touché la même somme puisqu’elle a choisi cette option forfaitaire plutôt que l’intéressement aux résultats initialement prévu. Le lecteur saura l’apprécier au regard des 40 millions de dotation pour un bénéfice de 847 millions pour l’UEFA.

À l’opposé, de lourdes charges pour les villes confirmées par les rapports cinglants des chambres régionales des comptes pour Nice, Marseille et Lens. Les partenariats public-privé sont étrillés. Les rapporteurs établissent l’ampleur des dépassements et du coût final pour les finances publiques, au profit des parties privées.

À Marseille, la charge nette pour la ville s’élèvera au total à près de 500 M€ – un lourd tribut. À Lens, ce sont les collectivités qui ont dû prendre en charge la quasi-totalité de la rénovation de Bollaert, à hauteur de 70 M€, le club ayant été dans l’incapacité d’assurer sa propre contribution. Y compris le Stade 100% privé de Lyon, qui a permis aux acteurs publics lyonnais de se défaire du risque financier. Ils laissent malgré tout une contribution publique à hauteur de 202 M€, sur un coût total de 632 M€, soit tout de même 32 % du budget à leur charge du secteur public.

Résumons : des stades chers et surdimensionnés, des investissements publics faramineux, un modèle de gestion inchangé, de nouveaux risques de gestion pour les villes et pour les citoyens, pour un budget initialement évalué à 0,9 milliard d’euros, qui s’éleva finalement à… 1,9 milliard.

Les magistrats de la Cour des comptes regrettent par ailleurs que l’occasion n’ait pas été saisie de « changer le modèle français de propriété et d’exploitation publiques des stades » dans le but de « soustraire les collectivités locales aux risques de gestion et d’aléas sportifs ». Alors que ces aléas ont suscité des factures exorbitantes pour les collectivités à Grenoble ou au Mans, les municipalités dont les enceintes ont été construites ou rénovées, risquent encore de payer la note.

Il existe un autre motif de préoccupation non visible : celui des redevances d’occupation des stades, dues par les clubs utilisateurs à la collectivité, sont dans leur « quasi-totalité inférieures, et parfois dans des proportions importantes, au niveau requis ». Cet état de fait alourdit la charge des villes et les expose à des sanctions de la Commission européenne, qui y voit des aides d’État déguisées.

À Lille et Bordeaux, les contentieux entre les opérateurs exploitants du stade, les collectivités et les contrats de PPP contestés, confirment les travers de ces contrats. Pour quasiment tous les stades, les revenus d’exploitation attendus de la billetterie, de l’accueil de manifestations culturelles ou du Naming s’avèrent bien en-deçà des promesses et des prévisions.

Comme constat, je prendrai la collectivité de Bordeaux Métropole qui a dépensé 7 millions d’euros à organiser l’accueil du rendez-vous sportif de juin 20216 pour… 1,4 million de recettes. Le bilan à charge est donc de 5,6 millions : un Stade de 45 000 Places avec un taux d’occupation de moins de 50 %, un déficit chronique de la part de l’opérateur gestionnaire du Stade, et pour finir, le projet de réduire la capacité dudit Stade à 35 000 places, avec des dépenses additionnelles !

Le diagnostic m’amène à encapsuler ce phénomène par la formule courante énonçant que l’État, la FFF et les institutions régionales ont « socialisé les pertes », à la charge des citoyens et « privatisé les profits » au bénéfice de l’UEFA.

6.3- Les citoyens locaux et régionaux

Que retirent finalement les citoyens locaux et régionaux de cette chaîne de valeur intégrée ?

Sans surprise, lors des grands évènements sportifs, tel l’Euro 2016, les tarifs de la plupart des hôtelleries, restaurations, transports, services de prestations, tous s’envolent au rythme des annonces. La loi de l’offre et de la demande est impitoyable, surtout pour les consommateurs, mais généreuse pour d’autres.

Scrutons ces tarifs finement.

Dans l’univers du stade, bière, sandwiches et autres denrées à des tarifs prohibitifs au vue de la qualité des produits.

5,50 euros pour un hamburger. 4,50 euros pour un hotdog, pour un sandwich au jambon ou un sandwich au poulet. Le sandwich provençal sera à 5 euros. La barquette de frites est à 2,50 euros.

Pour les « menus », une bière Heineken de 50 cl, des mini-saucissons et des chips sont vendus à 9 euros. Le menu hotdog avec frites et une boisson est pour sa part à 10,50 euros.

Pour les boissons, la bière sans alcool est à 5 euros, la Heineken à 6 euros. Les sodas comme le Coca-cola sont à 3,50 euros.

La Ligue 1, c’est 20 euros en moyenne de dépenser par supporter. Le coût moyen du panier du supporter, pour une place la moins chère, pour un adulte (un sandwich jambon-beurre et un soda) est compris entre 18 € et 30 €.

À cette somme, il faudra ajouter le coût du déplacement au stade, les transports en commun et le parking. 

Pour arriver au stade, il faudra débourser en plus les coûts des parkings, forfaits transport, compris entre 3 € et 15 €.

Pour l’achat d’un éventuel maillot, il faudra ajouter entre 70 € et 100 €.

Voir comment, un match devient un produit de luxe !

Nous savons que ce ne sont pas les seules dépenses. Or, nous avons vu que les droits audiovisuels, en augmentation régulière, vont lésés en premier les téléspectateurs. Les chaînes, pour assurer leur rentabilité, accroîtront leur tarif d’abonnement. De fait, le citoyen deviendra la « vache à lait » des diffuseurs. L’explosion des droits génère des effets pervers pour les chaînes et pour les consommateurs, mouvements qui modifient le modèle économique. En effet, l’inflation du montant des dépenses audiovisuelles engagées astreint les canaux de diffusion payants à revoir à la hausse leurs tarifs pour tenter de rentabiliser leurs investissements. L’arrivée de nouveaux acteurs a contraint les téléspectateurs à multiplier les abonnements, grevant le budget des familles.

Dans le domaine d’une bulle spéculative des droits sportifs, le consommateur payeur, devient l’idiot de la chaîne de valeur intégrée, poussant celui-ci vers des alternatives légales ou illégales de manière à de contourner cette injonction médiatique.

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Fin de l’épisode TROIS : CONTROVERSE 3 : LES PARTIES PRENANTES INTERNES ET EXTERNES

Diplômé des DESS de l’IAE Grenoble et de l’IAE Paris, d’un MBA en Management des Organisations et Entreprises du Sport de l’ESG Executive et d’un Executive Master en Sociologie de l’entreprise et conduite du changement de Sciences Po Paris, Guy Bulit est intervenant et formateur auprès d’Audencia Business School, MBA ESG, ESG Guadeloupe et ESG Sport, AMOS Business School, Sport Management School et ISC Business School.

Pour toute demande d’intervention, de renseignement ou d’information complémentaire :

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